Mais pour l’Exode, c’est à pied que la plupart des salariés de l’usine vont fuir devant l’avancée allemande. Trois familles se regroupent pour le départ. Le groupe compte 18 personnes ; il y a là :

– Yvonne Debroy et sa mère Céline,

– Gaston et Lucienne Fournier, leurs enfants, Paulette (avec son bébé Martial), Odette, Bernard, Georges, Gabriel, Geneviève et Jocelyne.

– Mr Bocquillon et sa femme Lisa, accompagnés de leurs filles Evelyne et Emilienne.

Peu d’hommes dans ce groupe : Monsieur Debroy est décédé en 1930  et le mari de Paulette est prisonnier en Allemagne. Gaston Fournier, de vingt ans plus âgé que sa femme, n’a pas été mobilisé.

Le 19 mai, le groupe des 18 part dans la plus grande précipitation après avoir entassé dans une petite charrette à cheval à deux roues quelques choses essentielles ou présumées telles. Il y a des spectatrices  à ce départ : 7 religieuses alignées debout, en noir avec leurs cornettes blanches, sur le mur de la ferme Frion tenues en respect par le fusil de Marcel Marelle. Pourtant les religieuses de Bacouel sont déjà parties en camion, et leur tenue est noire et grise. Que font ces religieuses noir et blanc à la place de nos religieuses noir et gris ? Un bruit à couru qu’il s’agissait là d’espions déguisés, mais que restait-il de si stratégique pour mobiliser sept espions dans un village en train de se vider de toute présence humaine ?

Comme il n’y a plus de chevaux, hommes et femmes se relaient dans les brancards ou poussent à l’arrière. La mère d’Yvonne a pris une brouette qu’elle abandonnera le lendemain : ce sera la seule chose qu’elle retrouvera au retour… Yvonne a pris sa bicyclette qu’elle pousse plus souvent à côté d’elle qu’elle ne la monte. Quand elle a pris un peu trop d’avance, elle la laisse sur le côté de la route pour revenir tirer la poussette du tout jeune Martial. On aura les plus grandes difficultés à trouver du lait pour le bébé.

Sur les routes de l’Exode on ne peut même pas tirer sa charrette tranquille : à peine arrivé à la gare de Bacouel, le convoi se trouve sous le feu du mitraillage d’un avion allemand : on bondit se réfugier dans un silo de betteraves proche du réservoir. Quand l’alerte est passée, tout le monde sort indemne mais dans un bel état : la terre et de la paille qui protègent le haut du tas de betteraves ont irrémédiablement  salopé tous les habits et on ne sait pas quand on pourra les laver.

Réservoire

Première étape à Taisnil où on couche dans une cave. Il y a là des soldats français blessés qui reviennent de combats sur la route du haut de Bacouel. Il paraît que des civils ont été tués et qu’un soldat a eu la tête arrachée par un obus : pas de doute, il fallait partir.

Seconde étape et nouvelle alerte entre Taisnil et Frémontiers: des avions allemands lâchent des bombes que l’on voit distinctement tomber  sur un bois où sont des soldats français. On arrive quand même au château déserté de Frémontiers. En partant les châtelains ont laissé un écriteau : Si vous voulez qu’on respecte votre maison, respectez celle des autres. Peine perdue : le château est dans un désordre indescriptible et le pillage  va bon train.

Troisième étape Grandvilliers : on dort dans une grange : d’un côté les civils, de l’autre des militaires. On y fait la connaissance d’un autre groupe venu de Prouzel. Des soldats qui montent au front donneront un poulet que l’on se partagera à 18. Yvonne part en vélo pour aller faire la queue dans une boulangerie. Le pain qu’elle ramène aurait pu tuer un homme tellement il est dur ; ce n’est pas qu’il ait eu le temps de rassir, mais le boulanger a dû le cuire sans levure… Georges Fournier, de son côté, a pu hériter dans une charcuterie  d’un quart de saindoux qu’il met dans sa poche dans un bout de mauvais papier sulfurisé ; alors qu’il fait la queue dans un autre magasin, son attention est attirée par des gouttes qui tombent à ses pieds ; le saindoux a fondu le long de sa jambe !

A minuit tout le monde est réveillé : ordre de quitter la zone des combats en train a été donné par on ne sait quelle autorité. Au moment du départ, une des femmes du groupe  cherche avec obstination son chapeau égaré dans la paille: « Min capiau, où qu’il est min capiau ? ». Son mari s’énerve : « Tu nous emm… avec tin capiau ! ». Grand éclat de rire général : dans ce contexte d’apocalypse, la vie a repris un court instant un peu de couleur. Mais, peu après, on ne rira plus du tout quand on s’apercevra que le mari, déconcentré, en a laissé derrière lui l’unique moulin à café du groupe.

Le train qui emporte tout ce petit monde finira sa course à Belle Isle en Mer –déjà une belle petite station balnéaire- mais pour un séjour qui n’aura rien de touristique.